Nos plus jeunes lecteurs auront un peu de mal à concevoir que les compagnies de cigarettes et de produits du tabac ont longtemps été les commanditaires les plus généreux en sport automobile, peu importe où sur la planète. Il faut préciser que les lois et les règlements concernant la publicité des produits du tabac sont devenus de plus en plus contraignants au cours des années 1970 et que les sports mécaniques sont progressivement devenus le seul endroit où le placardage des marques de cigarettes fut toléré jusqu’à leur interdiction formelle et complète, en juin 1998 au Canada.

Player’s, une marque d’Imperial Tobacco, a longtemps été un commanditaire majeur de notre sport favori, ayant soutenu avec des millions de dollars des courses d’endurance, les Grands Prix du Canada et de Trois-Rivières, la série GM, la Formule Atlantique et plusieurs autres événements.

Des traces concrètes de l’implication des cigarettiers, et notamment de Player’s, se retrouvent sur un site web appelé "Truth Tobacco Industry Documents", créé en 2002 par la bibliothèque de l'UCSF. Ce site très officiel héberge et fournit un accès aux documents internes de l'industrie du tabac produits dans le cadre de litiges juridiques entre les États-Unis et les sept principales organisations de l'industrie du tabac.

Plusieurs dizaines de milliers de documents ont été numérisés et sont accessibles sur ce site web. Il faut toutefois une phénoménale dose de patience et de détermination pour trouver ce que l’on cherche, d’autant que certains documents, comme des contrats, se trouvent souvent insérés dans d’autres plus volumineux.

Cette source d’information permet de retracer une partie de la carrière de Jacques Villeneuve, le fils de Gilles. En 1992, Jacques court en championnat japonais de Formule 3 avec l’écurie TOM’s Toyota. « Un article de Pierre Lecours paru dans le Journal de Montréal parlait des succès de Jacques Villeneuve en F3 » m’avait confié Jean-Claude Torchia qui était à ce moment le directeur des commandites chez Player's. « Nous [chez Player’s] avons réfléchi à une façon de l’approcher. Nous étions à la recherche d’un nouveau héro canadien. Jacques portait le nom de Villeneuve et il avait le potentiel d’être ce héros » avait-il ajouté.

Player’s lui loue une monoplace de Formule Atlantique avec laquelle il termine en troisième place au Grand Prix de Trois-Rivières, le 16 août 1992. La "folie Villeneuve" déclenchée par la présence du fils de Gilles à Trois-Rivières a vite fait comprendre aux dirigeants de Player’s qu’ils détenaient en ce jeune pilote un vecteur médiatique et commercial exceptionnel.

Les dossiers numérisés de "Truth Tobacco Industry Documents" démontrent que le 10 décembre 1992, soit quatre mois seulement après cette fameuse première course de Villeneuve en Formule Atlantique, un message interne signé par Andrew Chan et Bob Bexon confirme que "Player’s Ltd a signé une entente de deux ans avec Forsythe-Green Racing pour commanditer une écurie qui participera au championnat de Formule Atlantique en 1993 et à la série CART/IndyCar en 1994. Les pilotes seront Jacques Villeneuve et Claude Bourbonnais. Jacques et Claude vont disputer toutes les courses de Formule Atlantique en 1993 et effectueront des essais en IndyCar au courant de l’année. Un ou les deux pilotes participeront à deux courses IndyCar en 1993. En 1994, Jacques Villeneuve participera à toute la saison de la série CART/IndyCar. À ce moment, aucun plan n’a été établi pour son coéquipier Claude Bourbonnais".

Deux pilotes, mais un seul favori

Dès lors, le sort de Bourbonnais était réglé. Un mémorandum d’accord de la même date précise que l’écurie Forsythe-Green accepte de conclure des accords avec Jacques Villeneuve et Claude Bourbonnais pour participer au championnat de Formule Atlantique de 1993. Ce même document ajoute que l’écurie accepte de conclure un accord avec Jacques Villeneuve pour participer à toutes les courses de la série IndyCar en 1994. On apprend que la commandite de Player’s était de 3,5 millions de dollars américains pour la saison 1993 et de 6,1 pour 1994.

Il est précisé que l’écurie Forsythe-Green fera tout en son possible pour fait faire courir un pilote de son choix dans deux épreuves de la série IndyCar en 1993. On sait que cela ne s’est pas fait.

Le contrat qui liait Claude Bourbonnais à Forsythe-Green était d’une durée de quatre ans et s’étalait du 30 novembre 1992 au 31 décembre 1996 et précisait qu’il concernait la Formule Atlantique et l’IndyCar. Le contrat de Jacques Villeneuve était d’une durée de deux ans et allait du 3 décembre 1992 au 31 décembre 1994, mais précisait que Villeneuve allait courir en Formule Atlantique en 1993 et en IndyCar en 1994. Il était signé par Jacques Villeneuve et Craig Pollock de l’entreprise Spin Racing.

Dès 1992, les dés étaient pipés. Claude Bourbonnais croyait servir d’étalon à Villeneuve et sans connaître les détails du contrat de son célèbre coéquipier, il a naïvement cru que le mieux classé des deux à la fin de la saison 1993 allait monter en série CART/IndyCar en 1994. C’est ce qu’il m’avait confié, ainsi qu’à d’autres journalistes, à l’époque. Lors d’une interview accordée au confrère Louis Butcher en août 2019, Claude a avoué s’être fait avoir : « Le but c’était de le [Jacques Villeneuve] faire graduer en IndyCar dès l’année suivante, peu importe ses résultats. Les dés étaient pipés pour Villeneuve. Moi, on ne m’a rien promis ».

En juillet 1994, Bourbonnais a signé un contrat avec Forsythe Racing et Player’s Ltd qui lui accordait un budget de 325 000$ américains pour disputer les courses de Toronto et de Vancouver de la série CART/IndyCar. Claude a aussi couru à Long Beach avec l’écurie ProFormance Motorsports, puis a pris quatre départs (Toronto, Mid-Ohio, Vancouver et Road America) avec l’écurie McCormack Motorsports. Au volant d’une voiture très moyenne, son meilleur résultat a été une 21ème place dans les rues de Vancouver.

Au même moment, Jacques Villeneuve impressionnait le monde de la série CART/IndyCar avec sa magnifique deuxième place aux 500 milles d’Indianapolis et sa victoire sur le circuit de Road America. On connaît la suite...