L’édition 1981 des 24 Heures du Mans vient de débuter. Jacky Ickx est en tête avec son prototype Porsche 936. Plus loin dans le peloton, un autre son bien différent se fait entendre : Cale Yarborough a enclenché le deuxième rapport en sortant des chicanes Ford et la foule peut déjà entendre monter en régime le tonnerre métallique de sa Camaro No.35. Dans les tribunes des deux côtés de la piste, on a l'impression que des plombages en argent tombent des dents !
Cale enregistre des chronos d'environ quatre minutes au tour, comme prévu. Au 11ème tour, il s’arrête aux puits pendant 2’45". Un arrêt de routine. De retour en piste, le triple champion NASCAR s'aperçoit qu'il peut dévorer certains concurrents. « J'ai dû lever le pied pour ne pas écraser certaines Porsche » dira-t-il plus tard. Mais c'est alors que tout tourne au mal. Il vient de sortir du virage de Mulsanne, prend de la vitesse et se dirige vers le rapide virage d’Indianapolis, qui précède celui, très lent, d’Arnage. « Dans le premier virage à gauche, les freins sont devenus très mous. Et dans le virage suivant, ils ont disparu. Je n'avais plus de freins du tout » explique Yarborough.
Comme tout vétéran de la NASCAR, Cale a cherché un endroit où il pourrait provoquer un tête-à-queue sans heurter quelque chose plus solide que la voiture. Une belle zone herbeuse juste à l'extérieur de la piste est malheureusement bondée de spectateurs et de quelques signaleurs. Cale se souvient qu'une image s'est instantanément figée dans son esprit : les spectateurs mâchaient ces longs pains minces et buvaient du vin rouge dans des bouteilles sans étiquette. Et avec les gros pneus de 20 pouces de large de la Camaro, il n'y avait aucun moyen de la faire déraper sous contrôle afin de perdre de la vitesse. « J'ai essayé de descendre les rapports. Mais non. Et je n'ai pas voulu éliminer tous ces gens. J'ai donc dirigé la voiture vers la glissière de sécurité » confiera-t-il plus tard.
La voiture a foncé contre le rail, écrasant l’avant presque jusqu'au pare-brise et arrachant du sol quelques supports du rail. Cale a détaché son harnais de sécurité et est sorti de la voiture, indemne. Dans un geste probablement illégal, des spectateurs lui ont lancé une corde. Cale l'a attachée à l'arrière de la Camaro. Une quinzaine d'entre eux ont tiré, craché sur leurs mains et tiré encore. Rien à faire, la masse n’a pas bronche pas d’un poil.
Dans les puits, loin de l’incident, les membres de l'équipe font les cent pas, inquiets. Cale se fait attendre. Il est 16h25 et personne ne sait ce qui s'est passé; malgré la vitesse de la course, les nouvelles circulent lentement au Mans. Si le pilote parvenait d'une manière ou d'une autre à ramener sa voiture à son garage, ils seraient autorisés à reconstruire pratiquement une nouvelle voiture si nécessaire, mais le pilote doit s'y rendre par ses propres moyens. Enfin, la nouvelle arrive : Cale roulait bien, très fort. Mais la voiture est coincée sous la glissière de sécurité. Fin de la course. Fin du puissant tonnerre. Ils ont couru une heure sur 24 (52’54"3 minutes pour être exact). Treize tours.
Tex Powell est assis sur la boîte à outils et regarde ses mains graisseuses, puis l'ensemble de l'équipe. Ses yeux sont rouges à cause du manque de sommeil. « Vous savez, dit-il, j'ai été tellement occupé toute la semaine avec la voiture que je n'ai même pas eu le temps d'envoyer des cartes postales à mes proches. Pourquoi quelqu'un ici n'irait-il pas en chercher à l'un des stands dans la zone des spectateurs ? »
On plie bagage !
Cale finit de coincer le dernier sac rouge et blanc de la Winston Cup dans la Peugeot. Betty Jo et les filles sont impeccables, comme il sied aux dames du Sud. Au Mans, dans la vallée voisine, la course se poursuit. Elle a déjà été marquée par deux décès, celui de Jean-Louis Lafosse qui pilotait un prototype Rondeau et celui d'un signaleur, heurté par la WM de Thierry Boutsen. Seulement 20 des 55 voitures qui ont pris le départ termineront la course. Porsche a gagné, bien sûr, avec une 936 pilotée par le Belge Jacky Ickx (sa 5ème victoire au Mans) et le Britannique Derek Bell, lui aussi déjà vainqueur de cette classique. Ils parcourront 2 997,5 milles à une vitesse moyenne de 125,30 milles à l’heure. Ce n'est pas un record, et c'est une vitesse légèrement inférieure à celle de la Camaro, quand elle fonctionnait. « Mais c'est ça la course » dit Cale.
Il a gardé son sang-froid pendant tout ce temps. Après son accident, lorsque Cale a regagné le garage de l’équipe, il a fallu plusieurs minutes à BJ, inquiète, pour le rejoindre depuis sa place dans les tribunes, à travers la foule dense de l'enceinte. À ce moment-là, son uniforme de pilote était descendu jusqu'à la taille et ses bras étaient croisés sur son torse épais. Il se tenait seul, regardant d'un air perplexe la voiture accidentée. « Papa ! dit-elle, qu'est-ce qui s'est passé ? » Il haussa les épaules. « Oh, j'ai roulé sous un rail de sécurité ».
Maintenant, la voiture de location est chargée de tous les bagages. Cale démarre, se tourne la tête et regarde la propriété du château : « C'est sûr qu'ils ont beaucoup de terres agricoles ici. Cela me fait penser qu’il faut qu’on retourne vite à la maison car j'ai beaucoup de blé à couper avant la prochaine course NASCAR ».
Si l’expérience a tourné court et que Cale Yarborough n’est jamais retourné aux 24 Heures du Mans par la suite, on peut nourrir bien des regrets car il s'est avéré être une personne vite à l’aise sur le tracé exigeant du Mans. Dès les essais, il avait lancé sa Camaro dans la ligne droite des Hunaudières à une vitesse d'environ 200 milles à l'heure, puis s'était arrêté pour se dire : « Je ne suis pas venu ici pour me promener; je pourrais être de retour à la ferme, en train de me promener sur ma moissonneuse-batteuse ». Il ajouta : « Ce serait retourner trop rapidement au travail sans avoir bien apprécié l'aventure. La meilleure chose à faire est de reprendre l'histoire depuis le début et de la revivre sans détour. C'est une sorte de saga qui pourrait s'appeler "Un rebel va au Mans" »
Cale Yarborough a par la suite poursuivi sa carrière à temps partiel en NASCAR et ailleurs aux États-Unis. Il a disputé encore 16 courses en 1982. Intronisé au Temple de la Renommée de NASCAR en 2012 (photo ci-dessus), il fait partie des 75 plus grands pilotes de la discipline. Sa santé étant malheureusement très précaire depuis quelques mois, il est peu probable qu’il puisse, à désormais 84 ans, prendre part à des activités entourant les festivités des 75 ans de NASCAR cette année.
Ne manquez pas de lire nos 4 précédents textes au sujet de cette aventure de Cale Yarborough au Mans en 1981 sur poleposition.ca. Pour la partie 1 (publiée mercredi) de cet article, cliquez ici; pour la partie 2 ici, pour la partie 3 ici et pour la partie 4 ici.