Ce 10 février 1993, Ron Dennis, grand patron de l’écurie de Formule 1 McLaren, annonçait que ses pilotes pour la saison à venir étaient Mika Häkkinen et Michael Andretti. Le triple Champion du monde Ayrton Senna se retrouvait donc brusquement et officiellement sans volant !
Le champion brésilien Ayrton Senna a toujours poussé et motivé les écuries pour lesquelles il a piloté durant sa carrière. Ç’a été vrai en Formule 1600, en Formule 2000 et F3, et en F1 avec Toleman, Lotus et McLaren.
Senna a toujours exigé d’obtenir le meilleur matériel possible, car il n’acceptait pas de devoir lutter à armes inégales. Pour lui, contempler un rival disposer d’une meilleure voiture ou plus perfectionnée que la sienne le blessait profondément. Il trouvait cela très injuste.
En 1992, le Brésilien, qui pilote une McLaren à moteur V12 Honda, ne décroche que trois victoires et se classe quatrième au classement des conducteurs. Senna est terriblement jaloux de la FW14B-Renault du Champion du monde, Nigel Mansell. Cette monoplace futuriste est bourrée d’aides d’électroniques au pilotage : transmission automatique, freins ABS, suspension active ajustable, instructions numériques bidirectionnelle, etc.
Pour compliquer les choses, Honda a annoncé en septembre son retrait de la F1, ce qui laisse Ron Dennis dans une position très délicate. Comment retenir les services de Senna sans savoir quel moteur greffer à sa monoplace pour 1993 ? D’autant que Brésilien a clairement annoncé vouloir conduire cette fabuleuse Williams. Nous sommes à la fin de la saison 1992 et Ron Dennis n’a rien de très concret à proposer à Senna.
Notre confrère journaliste Adam Cooper a très bien documenté ces moments de tension grâce à une longue interview réalisée avec Martin Whitmarsh qui était alors le directeur des opérations chez McLaren.
Un million de dollars, ou rien
« Dès qu’il a su que Honda partait, il n’a plus voulu continuer » affirme Whitmarsh. Ce dernier précise qu’une solution pour obtenir un moteur d’usine était d’acheter l’écurie Ligier avec l’aide de Mansour Ojjeh afin de de récupérer le contrat de moteurs qui liait Ligier à Renault. Ce projet ne s’est pas concrétisé et en décembre, il est devenu évident que McLaren allait devoir disputer la saison 1993 avec un moteur V8 Ford HB. Mais pas le moteur officiel réservé par contrat à Benetton, mais un simple moteur client plus vieux d’une spécification.
Demander si Senna était réjoui de cette nouvelle est inutile. C’est à ce moment qu’il a effectué l’essai d’une Penske IndyCar sur le circuit de Firebird aux États-Unis, mettant ainsi pas mal de pression du Ron Dennis. “Si ne n’obtient pas ce que je désire, je quitte McLaren et j’abandonne la F1” était le message lancé à son patron.
En réalité, Senna voulait rester en F1 et ainsi avoir une possibilité de piloter pour Williams-Renault en 1994.
Fin janvier, Senna, Dennis, Julian Jakobi [l’agent de Senna] et John Hogan de Marlboro se rencontrent dans les bureaux de Philip Morris en Suisse. Senna savait que son très bon ami Gerhard Berger venait de signer un contrat extrêmement lucratif avec Ferrari et désirait profiter de sa situation. “Quant à piloter une voiture inférieure aux autres, autant exiger beaucoup d’argent pour le faire” se disait Senna.
Ron Dennis devait désormais payer pour obtenir les moteurs Ford et de ce fait, affirmait avoir peu d’argent, environ cinq millions de dollars, pour payer Senna. Ce dernier a alors répliqué : “Ok, je vais disputer les cinq premières courses pour un salaire de cinq millions de dollars”. Le Brésilien a ajouté : “Si vous trouvez un peu plus d’argent en cours de saison, on renégociera mon salaire pour le reste de l’année”.
Il ajoute une exigence majeure : “Le million de dollars par course doit être versé dans mon compte bancaire avant le mercredi précédant chaque Grand Prix. Si ce n’est pas fait, je ne me déplacerai pas”.
Les systèmes informatiques des banques internationales n’étaient pas efficaces, connectés et rapides comme aujourd’hui. Par exemple, le mercredi avant la course d’Imola, Senna était toujours chez lui à Sao Paolo ! Pas d’argent, pas de course. Le virement fut finalement effectué et Senna monta dans l’avion en direction de Rome jeudi midi. Il arriva évidemment en retard au circuit et sauta dans le baquet de sa McLaren à mi-chemin des premiers essais libres du vendredi.
Au final, Ron Dennis a accepté de payer Senna un million de dollars par course. Seize courses, 16 millions de dollars. “C’était en réalité un contrat course-par-course, car il pouvait être terminé à tout moment. ” précise Jakobi.
Même s’il a remporté cinq victoires en 1993 avec sa MP4/8, Senna était enragé de voir son moteur V8 Ford client accuser 60 chevaux de moins que le V10 Renault et tourner 2500 tours moins vite en régime maximal.
À l’automne, Frank Williams annonça avoir conclu une entente avec Ayrton Senna pour la saison 1994. Ce qui semblait être un cadeau formidable se transforma malheureusement en cauchemar ce funeste jour du 1er mai.