Le recrutement du Québécois Gilles Villeneuve par Enzo Ferrari en personne en 1977 a stupéfié bien des observateurs et surtout plusieurs membres de la presse italienne qui n’ont pas compris la décision du patriarche.
Son choix ne faisait clairement pas l’unanimité. Les journalistes transalpins réclamaient depuis plusieurs années que Monsieur Ferrari engage un pilote italien pour conduire une voiture de F1 Ferrari. Depuis Arturo Merzario en 1973, aucun pilote italien ne s’était installé au volant d’une Ferrari F1.
Après sa prestation au Grand Prix de Grande-Bretagne en juillet 1977 avec une McLaren d’ancienne génération - une course qui servit aussi de test d’évaluation - Gilles Villeneuve fut recruté par Ferrari et disputa les deux derniers Grands Prix de la saison aux commandes de la 312 T2 abandonnée par Niki Lauda.
On se souviendra que sa première moitié de saison 1978 ne fut pas très réussie, ne marquant aucun point au championnat du monde. Accrochages, accidents à répétition, bris mécaniques de toutes sortes, Villeneuve fut alors placé sous les projecteurs. La presse italienne fut cinglante. Enzo Ferrari avait-il fait un mauvais choix ? La Scuderia devait-elle renvoyer le Québécois chez lui et le remplacer ?
Voici l’histoire de trois pilotes, tous Italiens, qui soutiennent avoir été non seulement contactés par Ferrari, mais qui auraient aussi signé des lettres d’intention avec le vieil homme de Maranello. À noter que personne au sein de la Scuderia n’a commenté ces histoires depuis cette époque. Ainsi, les propos tenus par ces trois pilotes doivent être pris avec précaution, car ils ont peut-être embelli les faits…
Eddie Cheever en 1977
Eddie Cheever est né le 10 janvier 1958 aux États-Unis, mais il a passé presque toute sa vie en Italie quand il commence à courir en monoplace après avoir amassé de beaux succès en karting. En 1977, il pilote une Ralt RT1-BMW en Formule 2 pour le compte de l’écurie Project Four Racing de Ron Dennis. Auteur de deux victoires en F2, Cheever, âgé de seulement 18 ans, dispute les 6 Heures de Mosport en compagnie de Gilles Villeneuve à bord d’une BMW E21-320 sur le circuit de Mosport où ils terminent en deuxième place.
Dans un podcast “Beyond the grid” du site Formula1.com, Cheever raconte ce qui s’est passé après cette course. « J’ai reçu un appel téléphonique de Daniele Audetto de Ferrari qui disait qu’Enzo Ferrari voulait me rencontrer à Maranello. [Ferrari cherchait un remplaçant à Niki Lauda au cas où ce dernier déciderait de quitter la Scuderia]. Je m’y suis rendu en grand secret caché dans différentes voitures. Me regardant de haut, Enzo Ferrari m’a parlé de F1, de course automobile et d’essais. Avant de nous quitter, il m’a glissé une feuille de papier. Il s’agissait d’un contrat de pilote d’essais. J’ai accepté les termes du contrat et j’ai passé une semaine à Maranello à effectuer des tests de pneus Goodyear tandis que Carlos Reutemann essayait en grand secret des pneus Michelin. Mon mécano était Ermanno Cuoghi, celui de Lauda. J’ai traîné dans les ateliers F1 durant toute la semaine. Puis, Ferrari m’a parlé de participer à une course de F1 hors-championnat pour mes débuts. »
« J’étais sous contrat avec BMW et après les essais avec Ferrari, je suis allé participer aux 6 Heures de Vallelunga à bord d’une BMW 320 officielle. En essais libres, un pneu a explosé. La voiture est violemment sortie de piste et je me suis blessé à la main gauche, assez sérieusement pour nécessiter une opération. À l’hôpital, j’ai reçu un télégramme d’Enzo Ferrari me souhaitant prompt rétablissement. Trois ou quatre jours après, j’ai lu dans la presse que Ferrari venait d’engager Gilles Villeneuve. J’ai alors su que jamais je ne conduirais pour Ferrari. J’aurais fait des essais, mais jamais disputé de course. Et l’entente m’obligeait à courir en F2 à bord d’une voiture munie du moteur V6 Dino Ferrari qui, je le savais, manquait de puissance et était très fragile. Je me suis rendu à quatre reprises à Maranello pour résilier mon contrat. Ce fut stupide de ma part, je l’avoue, mais j’ai soudainement vu mon avenir se boucher. » Cheever fut libéré par Ferrari et retourna courir en F2 pour Ron Dennis.
Elio de Angelis en 1978
Elio de Angelis était le fils d’un riche homme d’affaires de Rome, Giulio de Angelis, qui était aussi un très bon pilote de courses de bateaux. Après ses succès en karting, Elio, un véritable aristocrate, est monté en Formule 3 à 19 ans. En 1977, il a récolté le titre de Champion d’Italie de F3 puis a disputé deux épreuves de Formule 2 à bord de la Chevron à moteur Ferrari de l’écurie Scuderia Everest de Giancarlo Minardi.
En 1978, de Angelis est contacté par Ferrari pour effectuer l’essai d’une voiture-laboratoire en prévision d’une éventuelle participation aux 24 Heures du Mans. Puis, l’Italien reçoit une invitation à tester une 312 T2 de F1 dans l’éventualité d’un remplacement de Gilles Villeneuve. Lors de ses cinq premiers Grands Prix de la saison, Villeneuve a eu trois accidents et certaines personnes influentes de la Scuderia, mises sous pression par la presse italienne, se demandent si Enzo Ferrari a fait le bon choix avec le Québécois.
De Angelis se rend à Maranello et teste une Ferrari F1 sur le circuit de Fiorano. Par contre, l’Italien ne s’aide pas vraiment en critiquant le moteur V6 Dino Ferrari de sa Chevron qu’il pilote en F2… Parlant à des journalistes de cette affaire beaucoup plus tard durant sa carrière, de Angelis a confirmé que ce qu’il avait signé n’était pas un véritable contrat de pilote officiel, mais plutôt une sorte de lettre d’intention. « J’ai conduit la voiture à quelques reprises. Je crois que je n’ai tout simplement pas été chanceux. En 1978, si Gilles [Villeneuve] avait eu un autre accident, je crois que j’aurais pris sa place dans l’équipe », de dire de Angelis, qui perdit la vie quelques années plus tard (lors d'essais privés sur une Brabham de F1 en 1986).
Riccardo Patrese en 1978
Champion du monde de karting et champion d’Europe de Formule 3, Riccardo Patrese a effectué ses débuts en F1 en 1977 aux commandes d’une Shadow DN8. En dépit de son manque d’expérience, il s’en est sorti plutôt bien. Lors d’une conférence de presse tenue en fin d’année à Turin, Luca di Montezemolo, déjà haut placé chez FIAT, affirme que Ferrari devrait bientôt engager un pilote italien et mentionne le nom de Riccardo Patrese.
Début 1978, Gilles Villeneuve débute vraiment chez Ferrari après deux courses disputées fin 1977 et soldées par un abandon et un gros accident. Au volant d’une Arrows, Patrese rate de peu (un piston cassé) de gagner le Grand Prix d’Afrique du Sud à Kyalami. Enzo Ferrari l’invite à Maranello et lui fait signer une option pour obtenir ses services pour 1979.
« Je voulais piloter pour Ferrari, mais Bernie Ecclestone m’a proposé un contrat d’un an [pour 1979] avec deux années d’option. Je rêvais de Ferrari et j’ai dit non à Bernie. Je crois que bien des gens chez Ferrari voulaient se débarrasser de Gilles Villeneuve, car il avait eu beaucoup d’accidents. Par contre, Enzo [Ferrari] a toujours beaucoup aimé Gilles. Il a gagné à Montréal et a continué sa carrière chez Ferrari. Enzo Ferrari a payé mon option et je suis resté chez Arrows » a raconté Patrese au magazine britannique Motor Sport.
Le vétéran journaliste italien Nestore Morosini, très proche d’Enzo Ferrari durant ces années-là, a apporté quelques précisions dans un texte publié sur le site FormulaPassion.it. « Le Commandatore a offert un pré-contrat pour la saison 1979 à Patrese en remplacement de Gilles Villeneuve. Il comportait une clause indiquant que si Ferrari changeait d’idée, Patrese recevait une somme d’argent en guise de compensation. »
Il poursuit : « Deux choses ont nui à Patrese. D’abord, il fut pointé du doigt pour avoir causé l’accident du départ au Grand Prix d’Italie 1978, puis quelques semaines plus tard Villeneuve gagnait son premier Grand Prix chez lui au Canada. Cependant, Enzo Ferrari m’a révélé plus tard la véritable raison de ce contact avec Patrese. Après la conférence de presse, Montezemolo l’avait appelé pour lui faire savoir que sa déclaration était purement politique. Ainsi, le pré-contrat et le paiement de la compensation n'ont été qu’une diversion destinée aux journalistes qui insistaient depuis longtemps pour que Ferrari engage un pilote italien ».