Journaliste en sport automobile depuis 1988, il est rare, même très rare, que j’émette des opinions ou rédige des propos personnels. Mais j’avoue que devant le show offert par la Formule 1 depuis une bonne dizaine d’années, je me pose bien des questions.
Avant d’aller plus loin, je tiens à préciser que je fais partie des "vieux-de-la-vieille" qui considèrent que certains dispositifs autorisés en Formule 1, et tout spécialement le fameux DRS de réduction de traînée, n'ont pas leur place en F1. Je n’aime pas non plus ces nouveaux circuits où les zones de dégagement sont toutes asphaltées. Quand un pilote rate un freinage, il n’a qu’à continuer tout droit, rouler sur la zone de dégagement puis reprendre la piste comme si de rien n’était. Dans le "bon vieux temps", un rail de sécurité, un bac à gravier ou, pire, un muret en béton vous accueillait en cas de sortie de piste. La plupart du temps, une erreur de pilotage au freinage se payait immédiatement par un abandon et une voiture endommagée. Malheureusement – ou heureusement diront certains – ce n’est plus le cas. À cette époque, il était facile de faire respecter les limites de la piste; pas besoin d’officiels ou de reprises vidéo au ralenti.
J’en arrive donc à un des gros soucis de la F1 actuelle : Les dépassements ne devraient pas être conditionnés par un dispositif artificiel comme l’est le DRS, mais bien par le talent pur des pilotes. Pour cela, il faudrait que les pilotes commettent des erreurs, ce qu’ils ne font presque plus, et lorsqu’ils en commettent, l’électronique vient souvent à leur secours et leur évite de perdre une place.
Alors qu’il était encore un consultant au sein de l’écurie de F1 Toyota, l’ingénieur britannique Frank Dernie m’avait confié ses idées sur la difficulté à dépasser un rival et comment améliorer le spectacle. Fait intéressant : le DRS était encore sujet de discussions et allait bientôt faire son entrée en F1.
Trop de grip
« Selon moi, le gros problème en F1 est que les pilotes ne commettent plus d’erreurs et les voitures disposent de beaucoup trop d’adhérence » m’avait-il expliqué. Avant l’arrivée de monoplaces gérées par l’électronique, les pilotes avaient peu de contrôle sur le fonctionnement de leurs leurs bolides. À l’exception du coupe-circuit, il n’y avait aucun bouton sur le volant et le tableau de bord ne possédait que des cadrans à aiguilles qui indiquaient le régime moteur, la pression d’huile et la température d’eau. C’était tout !
En cas de souci technique, le pilote devait faire avec; il ne pouvait pas modifier les paramètres de fonctionnement du moteur comme on peut le faire maintenant, ou faire un "reset" de la gestion électronique. Nous en avons eu un exemple frappant lors du Grand Prix de Grande-Bretagne dimanche dernier. Quand Charles Leclerc a commencé à connaître des coupures moteur, les ingénieurs de l’écurie Ferrari sont vite venus à sa rescousse avec une solution. On lui a dit par radio d’effectuer la modification suivante : "Driver default : Alpha 5/6 on". Pourtant, l'article 27.1 du règlement technique de la F1 est très clair: "The driver must drive the car alone and unaided (Le pilote doit conduire la voiture seul et sans aide)"...
Du temps des transmissions manuelles, si le pilote cassait un pignon de vitesse, le troisième rapport par exemple, eh bien il devait sauter cette vitesse et faire "deux-quatre" au lieu de "deux-trois-quatre". S’il ratait un changement de rapport à l’accélération ou au freinage, il pouvait facilement se faire doubler, car cela provoquait une coupure dans l’accélération ou allongeait les zones de freinage. C’est à ce moment qu’un rival, aux aguets, pouvait effectuer une manœuvre de dépassement. Aujourd’hui, tous les pilotes, ou presque, freinent au même repère et les voitures accélèrent à peu près de la même façon, à partir du même moment. Pas facile de doubler dans ces conditions.
« Une voiture de F1 moderne ajuste le couple du moteur à la position de l’accélérateur. Cela nécessite une programmation extrêmement complexe, mais cela rend l'accélérateur aussi linéaire que le pilote le souhaite. Auparavant, le moteur Cosworth DFV était très brutal avec une courbe de puissance et de couple pas du tout linéaire. Les anciennes boîtes de vitesses à crabots avec un levier en H exigeaient beaucoup d’habilité pour ne jamais faire d'erreur, ne jamais manquer un rapport et ne jamais dépasser le régime. Sur les voitures d'aujourd'hui, ma mère pourrait changer de vitesses aussi bien que Fernando Alonso, car il suffit d'un interrupteur électrique… Je ne dis pas de revenir à un levier de vitesses manuel et à une pédale d’embrayage au pied, mais revenons à des F1 qui exigent des opérations manuelles qui permettent aux très bons pilotes de faire la différence et à ceux qui sont sous pression de commettre des erreurs » m’avait confié Dernie.
Puis, la discussion s’est déplacée vers l’adhérence phénoménale que génère une monoplace de F1. « Premièrement, les équipes et surtout les pilotes ont cette obsession de rouler avec des pneus tendres » insiste Dernie. « Les pilotes, surtout, ne veulent rien savoir de pneus durs qui ne dégradent peu, mais qui offrent peu de grip. Tous veulent piloter une voiture ultra rapide, super efficace, au sommet de son potentiel. Je crois que s’ils le pouvaient, ils rentreraient aux puits tous les cinq tours pour faire monter un train neuf de pneus tendres et disputer un Grand Prix à coups de tours de qualification » ajoute-t-il.
Il poursuit sa réflexion : « Selon moi, le problème n’est pas causé par l’aérodynamique de la voiture, mais par son grip, son adhérence exceptionnelle au sol. Réduire l’appui aérodynamique rendrait les voitures impossibles à conduire, car elles glisseraient et déraperaient beaucoup trop et il serait impossible pour les pilotes d’appuyer sur l’accélérateur sans faire constamment patiner les pneus. Au contraire, il faut plutôt limiter le grip des voitures, tout simplement ».
Commettre des erreurs
Dernie, qui a œuvré en F1 du milieu des années 1970 jusqu’en 2009, m’expliqua aussi : « Regardez ce qui se passe quand il pleut. Lorsqu’il y a un Grand Prix disputé sous la pluie, tout le monde s’exclame en disant : "C’est la meilleure course de F1 que nous ayons vue !". Pourquoi ? Simplement parce que les pneus pluie offrent peu d’adhérence et que cela entraîne les pilotes à commettre des erreurs. Sur le sec, tous les pilotes freinent au même endroit et accélèrent au même endroit. Et puisque les changements de rapports sont effectués automatiquement, les voitures accélèrent toutes de la même façon. Mais quand il pleut, il est hyper facile de rater un freinage, de manquer un point de corde ou de trop faire patiner les pneus. C’est cela qui permet des dépassements et ce, dans à peu près n’importe quel virage, rapide ou lent. Il n’existe plus une seule trajectoire; les pilotes peuvent rouler sur toute la largeur de la piste [comme on peut le constater sur la photo ci-dessus] ».
« Pour améliorer le spectacle et faciliter les dépassements, il faut donc que les pilotes se remettent à faire des erreurs. Cela peut facilement se faire en obligeant le manufacturier de pneus à produire des gommes dures. Les pneus peuvent conserver la même largeur pour un beau visuel, mais la gomme devrait être dure. Pas besoin de toucher à l’aérodynamique des bolides. Cela éviterait aussi aux écuries de gaspiller des sommes astronomiques dans les études aérodynamiques en CFD et en souffleries qui n’améliorent les chronos d’à peine un dixième de seconde au tour » a conclu Frank Dernie.
Ces idées sont peut-être simplistes aux yeux de certains, mais elles ont, selon moi, beaucoup de sens, d’autant qu’elles proviennent d’un technicien qui était capable de concevoir presque l’entièreté d’une monoplace de F1 avec seulement une table à dessins et une calculatrice électronique scientifique ! Les nouvelles monoplaces F1 de la cuvée 2022 pourrront-elles offrir un meilleur show ? Réponse l'hiver prochain !