Nous sommes le 13 août 1991, neuf jours seulement avant les premiers essais libres du Grand Prix de Belgique. Le pilote franco-belge de l’écurie de Formule 1 Jordan, Bertrand Gachot, est convoqué à un tribunal de Londres pour faire face à une accusation d’agression envers un chauffeur de taxi londonien survenue le 10 décembre 1990. Dans un moment d’énervement contre le chauffeur, Gachot aurait utilisé une bombe lacrymogène, une arme interdite au Royaume-Uni.
Contre toute attente, Gachot est trouvé coupable et condamné à 500 livres sterling d’amende et à deux ans de prison ferme, ramené à deux mois finalement. Son patron, Eddie Jordan, est estomaqué. Il doit vite lui trouver un remplaçant. Il songe d’abord à Stefan Johansson, mais ce dernier exige d’être payé, ce que Jordan ne peut pas faire, car les finances de son écurie sont presque dans le rouge.
Jordan reçoit alors un appel téléphone d’un important restaurateur allemand qui gère la carrière d’un jeune pilote prometteur. Jordan discute avec Willy Weber, gérant de Michael Schumacher alors âgé de 22 ans. Weber voudrait bien que l’Irlandais donne une chance à son protégé qui est champion d’Allemagne de Formule 3, fait partie de la filière Mercedes-Benz et court en endurance aux commandes d’une monstrueuse Mercedes de Groupe C. Cela intéresse l’astucieux Eddie qui cherche surtout à faire entrer un peu d’argent frais dans les coffres de son écurie naissante.
Il discute alors avec Jochen Neerpasch, le directeur de la compétition chez Mercedes-Benz. Jordan exige la somme de 285 000$ canadiens pour que Schumacher ait le privilège de prendre le volant d’une Jordan 191-Ford en Belgique. Neerpasch et Weber acceptent, et la somme d’argent fut fort probablement versée par Mercedes-Benz.
Quelques jours plus tard, Schumacher s’installe à bord de la Jordan et effectue ses premiers tours à bord d’une F1 sur le circuit de Silverstone. Au bout de quatre tours, Trevor Foster, le gérant de l’écurie, le fait stopper. « Oh là ! Calme-toi ! Tu roules trop vite, Michael. N’oublie pas que c’est la voiture que tu auras à Spa » lui ordonne-t-il. Et Schumacher repart et roule encore plus vite ! Tout lui semble naturel et facile. Par contre, au sein de l’écurie, on ne sait pas vraiment si on a affaire à un génie du pilotage ou à un fou furieux qui n’a peur de rien.
Schumacher et Weber prennent ensuite la route en direction de la Belgique. Ils n’ont pas de réservations d’hôtel et tout est plein. Ils trouvent alors une auberge de jeunesse qui leur loue une chambre avec deux petits lits simples. Le lendemain, Schumacher, qui ne connaît absolument pas le tracé de Spa-Francorchamps (alors qu’il a affirmé le contraire à Eddie Jordan...) va reconnaître le circuit sur un petit vélo pliant.
Un mot qui change tout
Entre-temps, Jordan, qui croît désormais au potentiel du jeune Allemand, désire lui faire signer un contrat à long-terme. Il fait rédiger une lettre d’intention qui se lit comme suit : "Si vous me faites courir au Grand Prix de Belgique 1991, je signerai le contrat de pilote avant Monza pour obtenir mes services en 1991, 1992, 1993 et, conformément à l’option que Mercedes détient sur moi, 1994".
Neerpasch fait lire cette lettre aux avocats de Mercedes-Benz qui lui signalent de changer le mot “LE” par “UN” contrat. Ainsi, cette lettre ne fera plus référence au contrat qu’a fait rédiger Jordan mais à un contrat, sans spécifier lequel. Jordan ne se doute de rien.
Le vendredi matin, en essais libres, Schumacher ne roule pas beaucoup, car sa 191 souffre d’une fuite de liquide refroidissant. En après-midi, en qualification, il signe un chrono de 1’53”290, soit neuf dixièmes de seconde plus vite que son expérimenté coéquipier, Andrea de Cesaris. Samedi, lors de la seconde qualification, il colle sept dixièmes de seconde à de Cesaris. L’Allemand, débutant en F1, vient de se qualifier en 7ème place sur le circuit le plus difficile de la saison.
Lors de la séance de réchauffement, Schumacher note que l’embrayage de sa 191 donne des signes de faiblesse. Il en fait part à l’équipe, mais la pièce ne sera pas changée, car trop coûteuse.
Au feu vert, Schumacher prend un bon départ arrêté même s’il est plutôt habitué aux départs roulants effectués en sport-protos. Mais une fois l’épingle négociée, la Jordan n’avance plus, embrayage hors d’usage... C’est l’abandon.
Le jeudi suivant la course, l’écurie Jordan effectue une séance de travail avec Schumacher afin de préparer le Grand Prix d’Italie. Simultanément, Tom Walkinshaw et Flavio Briatore de l’écurie Benetton contactent Weber et dévoilent vouloir recruter Schumacher.
Quand Eddie Jordan convie Webber et son protégé à venir signer "le" contrat qu’il a fait rédiger, c’est la douche froide. La lettre d’entente ne fait pas du tout référence à ce contrat et de plus, Jordan doit avouer qu’il va perdre de moteur Ford au profit de l’anémique et peu fiable bloc Yamaha la saison prochaine. Les conditions d’engagement ne tiennent alors plus. Jordan s'est bien fait avoir...
Heureux et satisfaits, Weber et Schumacher quittent l’usine Jordan à Silverstone et prennent la route de celle de Benetton à Witney où les attend un contrat en bonne et due forme. Schumacher décrochera 17 victoires et sera sacré Champion du monde à deux reprises avec Benetton : en 1994 sur une B194-Ford et en 1995 au volant d’une B195-Renault.