J’ai eu la grande chance de connaître Gilles Villeneuve dès ses débuts en circuit routier au printemps 1973, à l’Autodrome St-Eustache lors d’une école privée sur sa Ford Capri V6 3 litres personnelle, menant à sa licence de novice. La relation était bonne au premier contact et s’est poursuivie au fil des années, lors de rencontres fortuites.
Gilles était un patenteux par excellence, toujours à la recherche de performance. Durant sa carrière canadienne, il travaillait avec un optométriste de Montréal, le Dr René Asselin (qui était aussi, pur hasard, mon optométriste), à améliorer la performance… de ses yeux ! J’ai donc pu découvrir un aspect de la performance en piste, inconnu à l’époque, et devenu omniprésent aujourd’hui chez tous les athlètes de pointe en sports dits rapides : la vision optimisée.
Gilles Villeneuve avait compris qu’une vision plus efficace lors du mouvement des yeux (gauche-droite et haut-bas), en plus de la vitesse de mise en foyer et le réglage de l’intensité lumineuse de l’objet observé, étaient des facteurs capitaux derrière un volant en course. Accélérer l’efficacité ("la vitesse") de ses yeux permettait au pilote québécois de voir plus clairement en course lorsqu’il devait être visuellement attentif à tout : l’état de la piste, la trajectoire, ses points de référence (freinage, entrée, corde, sortie), les officiels avec les drapeaux, des débris ou liquides sur l’asphalte, quel adversaire le suivait, les instruments de bord, les panneaux de signalisation de son équipe,… Bref, tout ce qu’un pilote de cette époque (les panneaux ont été remplacé par des communications radio aujourd’hui) devait voir clairement et immédiatement à pleine vitesse.
En plus de voir un concurrent dans le rétro, Gilles voulait instantanément l’identifier, juger de sa vitesse relative à la sienne, sa direction, l’attitude du châssis (en glisse, en virage, en accélération) et d’autres messages visuels; tout cela en moins d’un dixième de seconde. Pensez à Dijon en 1979 alors qu’il avait observé que René Arnoux poussait encore sa Renault au maximum alors que lui croyait que la course était terminée, un tour avant le damier. Au baseball, les bons frappeurs disent pouvoir distinguer les coutures sur la balle au moment de la frapper. Au hockey, des grands joueurs comme Wayne Gretzky savent à chaque instant ce que font les autres sur la glace (nom, position, direction, vitesse) en prenant des "photos" successives et simulant les prochaines secondes, tout comme le fait un pilote en course.
L’œil (voir graphique ci-dessous) utilise trois types de muscles : ceux qui servent à le faire bouger pour bien repérer et suivre une "cible"; l’iris qui est un muscle qui ajuste la quantité de lumière admise dans le système oculaire; et les muscles du cristallin qui mettent l’image en foyer selon la distance de l’objet visé. Les premiers exercices relativement simples utilisaient les muscles en regardant des objets en succession rapide de gauche à droite et de haut en bas, de près comme de loin (infini, rétroviseurs, instruments, de très près).
Aujourd’hui, ces exercices de l’œil sont recherchés et bien documentés sur internet, mais ils ne sont pas pratiqués par tous les pilotes professionnels, loin de là. Plusieurs ignorent leur importance ou n’ont tout simplement jamais entendu parler de ces entraînements ! Pourtant, ils simulent de façon plus exhaustive les divers mouvements des muscles de l’œil en course et améliorent ainsi les capacités de pilotage. Surtout si vous pilotez moins fréquemment que les pilotes de séries ayant plusieurs épreuves par mois.
Les pratiquants de sport rapides (badminton, ping-pong, gardiens et joueurs de centre au hockey, frappeurs au baseball, squash, escrime, football de toutes les sortes, etc.) ont besoin de vitesse et d’une acuité visuelle accrue pour prendre plein avantage de leurs muscles à détente rapide (les réflexes). Dans les années 1970, personne n’avait mis en place de véritables programmes d’exercices pour les yeux, alors qu’ils sont devenus monnaie courante de nos jours. J’ai d'ailleurs eu l’occasion de parler du concept lors d’une rencontre avec Allan McNish, ex-pilote Toyota F1, pilote officiel Audi et triple vainqueur des 24 Heures du Mans. Ce dernier, très expérimenté, m’avait admis qu’il n’avait jamais entendu parler d’entraînement des yeux. Oliver Jarvis, un plus jeune pilote Audi, écoutait la conversation et avait ajouté que lui faisait de tels exercices et que ça marchait très bien.
Gilles Villeneuve était assurément précurseur. Son pilotage spectaculaire cachait bien souvent une phase très analysée, et celle-ci a augmenté à mesure que son expérience grandissait.