Depuis plusieurs années, Jean-Luc De Henau fait partie de ceux qui travaillent dans l’ombre au Grand Prix du Canada. Élément important du rouage, en contact direct avec la FIA et les écuries, il est l’inspecteur technique en chef. Profitant de la pause dans les nouvelles sur les activités en piste de la Formule 1, nous en avons profité pour nous entretenir avec lui sur son travail au Grand Prix, ses défis et ses responsabilités...
Jean-Luc, quel est ton rôle et celui de ton équipe dans le déroulement du GP du Canada ?
« Je suis responsable d’une équipe de 45 bénévoles qui supporte la FIA pour l’inspection technique des Formule 1 en deux volets : conformité au règlement et conformité à la sécurité. La FIA nous donne un mandat qu’on exécute pendant les 3 jours du Grand Prix. Je prépare la formation des gens de mon équipe; par exemple, comment interagir avec les équipes de Formule 1 et les pilotes. On participe à la pesée des voitures et des mesures de base sur les dimensions extérieures de la voiture. Les écuries flirtent toujours avec la limite alors on s’assure (avec des gabarits et outils électroniques 3D très précis de la FIA) que les voitures sont conformes au règlement. On a aussi un représentant attitré à chaque voiture qui est dans le garage avec l’équipe pour voir les opérations que les mécaniciens peuvent faire sur les voitures. On reste aussi à côté de la voiture jusqu’au départ du tour de chauffe. Une autre partie de l’équipe (les "pushers") a la responsabilité d’intervenir si un incident demande de déplacer une voiture sur la piste jusqu’au 3ème tour pour la section de la piste vis à vis de la ligne des puits. Finalement, on fait aussi le montage, la gestion et le démontage du Parc Fermé après la course.»
Depuis quand es-tu impliqué dans l’inspection des F1 à Montréal ?
« Ça fait plus de 30 ans que je suis impliqué à l’inspection technique au Grand Prix. À l’époque, un responsable du GP est entré dans le local de la Formule SAE de l’école Polytechnique où j’étudiais et a demandé aux membres du club étudiant si on était intéressés à participer à l’inspection technique au Grand Prix. Évidemment, on a tous dit oui. Je suis impliqué depuis ce jour-là.»
Le travail de ton équipe demande évidemment de la préparation et ne commence pas une semaine ou deux avant le GP. Peux-tu nous donner un aperçu de vos préparatifs en vue du week-end de la course ?
« Ça commence à la fin du GP précédent, on fait une rencontre du type post mortem pour identifier ce qui s’est bien passé et les points à améliorer. Et bien que depuis plusieurs années, notre groupe à Montréal a été cité comme un modèle à travers le monde pour l’inspection technique, les prérequis de la FIA changent d’année en année, et on doit s’y adapter. Ensuite, dès janvier, on commence à regarder les modifications aux règlements technique et sportif afin de bien les connaître en vue du Grand Prix à venir. Je prépare aussi la formation et je m’assure que tous les membres de mon équipe seront disponibles pour le Grand Prix à venir. Il arrive que j’aie à faire du recrutement. Mais c’est plus difficile que ça en a l’air, parce que je reçois des demandes de partout dans le monde de gens qui aimeraient participer et je suis souvent obligé de dire non parce que l’équipe est mature et expérimentée et il n’y a que très rarement de nouvelle place disponible. J’essaie parfois de recruter des jeunes membres parce qu’il arrive qu’un des équipiers soit retenu par son travail le week-end du Grand Prix, ou assiste à un mariage, mais règle générale, notre équipe est la même depuis plusieurs années.»
Une fois la course terminée, est-ce que votre travail se termine aussi ?
« Bien sûr que non ! En fait, la course n’est pas terminée officiellement même une fois que le champagne coule sur le podium. Une fois le drapeau à damier abaissé, un décompte commence qui permet aux écuries de déposer un protêt. Dans le feu de l’action de la course, plusieurs petits détails peuvent échapper à la FIA. L’oeil aiguisé des autres équipes peut permettre d’identifier certains éléments à vérifier. La FIA peut ensuite faire la vérification. Quand toutes ces vérifications sont faites et que le délai est expiré, les résultats deviennent officiels. On quitte habituellement le circuit vers 19 heures le soir du Grand Prix.»
Est-il déjà arrivé de trouver des irrégularités sur une voiture pendant le week-end et peux-tu nous donner quelques exemples d’éléments mineurs et d’autres plus importants relevés sur les voitures ?
« Avec le temps, il y a de moins en moins d’irrégularités sur les voitures. Si on recule dans le passé, j’ai été impliqué dans la disqualification de l’écurie Toyota. Lors du développement d’écopes de freins, Toyota a testé une écope qui était utilisée seulement pour validation, parce qu’elle était bien plus grande que la dimension permise en course. Les équipes font souvent ça pour confirmer leurs hypothèses, ils testent plusieurs versions et choisissent le meilleur compromis (qui respecte le règlement) pour chaque circuit. Ces écopes de trop grande dimension ont été amenées par erreur à Montréal et installées sur la voiture. Bien que ce geste ait sans doute été fait sans mauvaise intention, on pouvait voir même à l’oeil nu que les écopes étaient bien plus grandes que ce que le règlement permet. L’équipe a donc été disqualifiée après la course. C’est dommage pour l'équipe (qui était dans les points) et pour le grand public, mais ils ont profité d’un avantage non permis pendant la course et ont été disqualifiés.»
Pourquoi la FIA recrute des ressources locales à chaque GP plutôt que d’avoir la même équipe d’inspecteurs pour toutes les manches du Championnat du monde de Formule 1 ?
« Je suppose que c’est pour réduire les coûts, et pour faciliter la logistique. Il y a toujours des ressources locales disponibles dans les GP qui existent depuis plusieurs années. C’est différent pour les nouveaux GP en Asie et au Moyen Orient, qui ont dû recruter du personnel européen afin de partager le savoir-faire. Récemment, il y a plusieurs représentants du GP du Mexique qui sont venus nous voir au GP du Canada pour voir comment on travaille, la même chose avec les gens d’Austin, et c’est toujours fait sous la gouverne de la FIA.»
Ça paraît plutôt glamour de l’extérieur, de pouvoir aller directement dans les garages, être avec les écuries, accéder à des endroits que la plupart des gens ne peuvent pas voir. Est-ce que ton travail est aussi jet-set qu’il en a l’air ?
« Pas du tout ! On croise beaucoup de gens qui font partie du jet-set, mais on est là pour faire un travail. Les gens du jet-set descendent dans les paddocks voir les voitures, serrer la main des pilotes et retournent ensuite à l'ombre dans leur loge. Ils sont spectateurs et sont là pour s’amuser. De notre côté, on remplit notre mandat que ce soit au soleil ou à la pluie, on doit demeurer concentrés et dédiés à notre rôle d’inspecteurs représentants de la FIA. Bien sûr, on est privilégiés d’être là et on en est bien conscients, on vit des moments que le grand public ne peut pas vivre. Mais c’est loin d’être glamour.»
Quels sont les changements qui te frappent le plus entre tes débuts et aujourd’hui dans le paddock ?
« Je dirais le souci maniaque de l’image. L’exemple qui me vient en tête est en lien avec le repas du midi. Comme bénévoles, on reçoit chacun un lunch comme dîner. Auparavant, on pouvait s’installer n’importe où pour manger, on pouvait même s'asseoir avec les membres des écuries pour dîner avec eux. Aujourd’hui, on ne peut même pas demander si on peut aller s’asseoir avec eux. La gestion va jusqu’à contrôler l’endroit où on mange. Tout ce qui est relié à l’image est contrôlé. Même chose pour les photos… Il y a 30 ans, on pouvait prendre quelques photos des voitures. Aujourd'hui, si on sort notre téléphone cellulaire, il ne faut pas le pointer vers la voiture. Pour des raisons de confidentialité, mais aussi pour l’image qu’on projette en tant que bénévoles et inspecteurs. On est là pour travailler. Il nous est arrivé de remercier des bénévoles qui ont dépassé la ligne.»
Est-ce que les nouvelles installations du circuit Gilles-Villeneuve ont un impact sur votre travail ?
« Oui, on a moins d’espace pour travailler ! Les nouvelles installations sont plus spacieuses pour les écuries, pour les médias, pour l’hospitalité et c’est très bien pour eux. Mais pour l’inspection technique, disons que ce n’est plus la même chose. Mais en 2019, c’était la première année du Grand Prix avec les nouveaux garages, je suis confiant que le Grand Prix de cette année nous permettra de fonctionner dans de meilleures conditions. Mais rien n’a paru pendant le Grand Prix l’an dernier, notre équipe de bénévoles est dévouée et motivée et on a trouvé des solutions.»
Est-ce que la vente de la Formule 1 de Bernie Ecclestone à Liberty Media a eu un impact pour toi et ton équipe ?
« Pas beaucoup. Liberty Media amène une certaine pérennité au Grand Prix et on le sent, c’est positif. Mais nous, on travaille avec la FIA et avec le Groupe Octane, l’organisateur local, et le fait que la Formule 1 ait changé de propriétaire ne nous impacte donc pas directement.»