Avant de revenir sur la victoire de Gilles Villeneuve au Grand Prix du Canada de 1978, il est bon de faire un retour en arrière afin de comprendre comment et pourquoi l’épreuve canadienne de Formule 1 fut présentée à Montréal en octobre 78.
L’édition précédente du Grand Prix canadien, organisée sur le circuit de Mosport Park en Ontario, a bien failli ne pas avoir lieu. Les pilotes redoutaient déjà ce tracé dangereux offrant peu de protection. Le grave accident du Britannique Ian Ashley aux commandes de sa Hesketh durant les essais fut la goutte qui fit déborder le vase. Face à une menace de boycott des pilotes, les organisateurs durent effectuer des travaux en urgence afin de rendre le circuit un peu plus sécuritaire.
Il était alors évident que la manche canadienne du Championnat du monde de F1 devait vite trouver une nouvelle scène. Jean Drapeau, maire de Montréal à l’époque, accepta l’idée de la brasserie Labatt de tenir l’épreuve à Montréal sur un tout nouveau circuit à être bâti sur l’île Notre-Dame, l’île artificielle construite pour l’Expo 67.
L’affaire est conclue le 15 juin 1978 et Labatt annonce que l’épreuve aura lieu le 8 octobre. Le circuit, dessiné par Roger Peart [l’actuel président du conseil d'administration d’ASN Canada FIA], est construit en quelques mois seulement et une course de rodage y est organisée le 24 septembre. La Formule Atlantique est à l’honneur (avec les Québécois Richard Spénard, Gilles Léger et Jean-Pierre Alamy), en plus des principales séries québécoises dont la Formule Ford, la Production et la Honda. Les billets du premier GP de F1 à Montréal sont mis en vente dans les grands magasins Eaton.
Début octobre, le grand cirque débarque en ville. Les Andretti, Lauda, Fittipaldi, Scheckter et Villeneuve découvrent des installations sommaires, un circuit pas tout à fait terminé, aux abords boueux. Les voitures sont logées dans le bâtiment du bassin d’aviron. Les amateurs (dont je fais partie) y ont accès et peuvent admirer les Lotus 79, Tyrrell 008, Wolf WR6, Ligier JS9, Brabham BT46A, McLaren M26 et surtout les fameuses Ferrari 312 T3 de Villeneuve et Carlos Reutemann.
Avec un simple billet de tribune, il est possible de se balader un peu partout et même de croiser les pilotes quand ils marchent le long du bassin olympique en direction des (anciens) puits qui sont situés juste après l’épingle du pont Jacques-Cartier. Là, il n’y a pas de garages et les voitures sont exposées aux éléments (surtout à la pluie, car les averses se succèdent sans répit) tandis que des cabanes de chantier permettent de mettre à l’abri mécanos, pilotes, outils et pièces détachées.
Dès les premiers essais, disputés sur une piste humide, les sorties de piste sont nombreuses. Les voitures virevoltent dans tous les sens et échouent dans les bas-côtés. À la fin de la journée, les garages se transforment en “lave-autos”, car plusieurs F1 reviennent couvertes de boue ! Le meilleur chrono de la journée appartient à Reutemann qui a effectué un tour du tracé en 1’59”900 sur une piste momentanément sèche.
Les averses perturbent aussi les essais libres du samedi matin, mais la piste est finalement sèche pour les qualifications. Des 28 inscrits, seuls les 22 plus rapides pourront prendre le départ. Jean-Pierre Jarier installe sa Lotus en pole position avec un temps d’une minute, 38”015. Il devance devant Jody Scheckter sur une Wolf et Villeneuve au volant de sa Ferrari.
On connaît la suite. Villeneuve fait un pari osé de pneus tendres Michelin, mais avec le temps froid qui règne, il est convaincu que cette gomme tiendra le coup pendant toute la course. Villeneuve remonte jusqu’en deuxième place et hérite de la tête quand Jarier abandonne au 49e tour.
C’est la folie dans l’île et les 72 000 spectateurs frigorifiés sont comblés de joie. Gilles Villeneuve vient de remporter sa première victoire en F1 devant son public et lors de son Grand Prix national ! Dans les garages, les équipes vendent aux fans ce qui ne servira plus : chemises, blousons, casquettes, tuques et même des pièces des voitures comme le nez endommagé de la McLaren de James Hunt.
Après la course, en soirée, mes amis et moi nous arrêtons dans un restaurant. La serveuse nous accueille en affirmant « Vous avez l’air bien joyeux ! », ce à quoi nous répondons, presque en cœur « Ben oui, Gilles Villeneuve vient de gagner le Grand Prix ici à Montréal ! » La serveuse nous contemple d’un air interrogateur et demande « C’est qui ça, Gilles Villeneuve ? »
Les temps ont bien changé !